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Biographie

La main heureuse – il m’est arrivé de nommer ainsi un dossier rassemblant des notes sur mes incursions en peinture. Pourquoi ? 9-pastel-1988Parce que l’écriture et la peinture me semblent nées de mes mains. Des mains longtemps décriées, jeux de main, jeux de vilain ! qui, aujourd’hui, se révèlent capables… de quoi ? d’au moins tâtonner, chercher, oser, et, parfois, trouver quelque chose qui me parle, et qui, j’espère, parlera à d’autres. Un miracle s’est produit le jour où, serrant trop fort un porte-plume qui ne cessait de m’échapper, grinçait et crachait sur mes doigts comme un chat en colère, j’ai réussi à inscrire sur un cahier de classe mes premiers traits et mes premières boucles. Et alors, tout d’un coup, pour la première fois, me semble-t-il, j’ai lu de l’admirations dans le regard de mes parents et de mes enseignantes. Jamais je ne serais assez reconnaissante envers ce porte-plume. Ce banal porte-plume de bois brun et d’acier dont le manche n’avait même pas d’œilleton par où entrevoir les mamelles longues et blanches du Sacré Cœur… ce porte-plume récalcitrant… aussi rétif qu’un cheval de rodéo… plus difficile à contrôler que le flamant vivant qui sert de maillet à Alice dans sa partie de croquet… Devenu avec le temps crayon, stylo, bille, feutre, clavier d’ordinateur, brosse et pinceau, ce fabuleux porte-plume continue, dans ses bons jours, à m’ouvrir un chemin au delà de moi-même. Entre cet apprentissage et ma pratique contemporaine de la peinture et de l’écriture, un certain nombre d’activités bricoleuses se sont, à vrai dire, intercalées. la-main-heureuseJ’ai brodé en couleur sur des bouts de langes… fait des poupées de taille humaine avec de vieux vêtements et de plus petites avec d’autres fragments… produit un chef d’œuvre, intitulé Naufrage, à partir des débris d’une maquette de bateau… J’ai aussi tricoté nombre de chandails à partir de pelotes achetées en vrac dans divers vide-greniers. Leurs formes étaient simples et leur assemblage de couleurs et de matières plutôt subtil. J’ajoute ici l’image d’un jeune mongolien, pâle sous ses cheveux carotte, que j’ai vu un printemps, assis dans une prairie. Il faisait lentement tourner une pâquerette devant ses yeux, souriait à sa fleur, semblait absorbée par elle. Je sens (ou imagine ? ) une ressemblance entre cet enfant, qui allait devenir mon beau-fils, et moi. Lui et moi avons du goût pour les choses de rien. Ce goût, je le relie à ma naissance en temps de guerre. Ou, plus précisément, de défaite et de rationnement. Nouvelle née quand les troupes allemandes sont entrées France, j’ai été emportée par l’exode. Il pleuvait des bombes sous le soleil. Nous roulions roue dans roue vers Moissac (Tarn-et-Garonne) où l’escadrille de mon père devait être démobilisée. Une fois de plus on massacrait des innocents. Maman me serrait dans ses bras. Vocalisait, Béatrice, ma petite Béatrice. En me donnant ce prénom, elle m’avait voulue muse et vouée à un destin de muse. Un jour, j’éclairerais un homme qui, grâce à moi, s’illustrerait. Cette promesse me laissait sur ma faim. J’avais d’autres ambitions et criais jusqu’à obliger l’enjôleuse à sortir le cercle de son sein gonflé. Elle en tenait le mamelon entre index et majeur et le tendait à mes lèvres. J’aspirais à m’en étouffer. M’étranglais de bonheur. Expirais de plaisir. Maman était un paradis charnel. Un champ de volupté. Son sein m’offrait le globe terrestre. Mes mains, tels deux minuscules crabes roses, en pressaient la surface. Mes lèvres se collaient à son jaillissement. Son odeur m’enveloppait. Maman, ma très sage maman que la fierté d’avoir engendré rendait aussi folle que moi, m’ouvrait à une profusion que je m’obstine à rechercher dans la peinture et ses arcs-en-ciel mouillés, baveux, giclant, dégoulinant. J’avoue n’avoir aucun souvenir précis, juste l’intime conviction, de cet enchantement. Et j’ajoute que, nourrisson trimbalé pendant la guerre, la même intime conviction me voit semblable à un paquet aussi précieux que dérangeant. Et irradié, sans qu’elles s’en doutent, par le désarroi des grandes personnes. Avec la paix, vinrent l’entrée en classe, l’écriture et la lecture. Et, dans la foulée, la Littérature. Il était enfin  question de la vie ! Cette vie trouble et mystérieuse que je sentais en moi et autour, mais dont personne ne voulait me parler. Les uns justifiaient leur silence par la vanité de tout, à l’exception de Dieu. Les autres, parce ce que ce n’est vraiment pas de ton âge, tu comprendras plus tard, va jouer !   7-pastel-1988 Moi qui, gendarme ou voleur, chat ou souris, chasseur ou chassée, était nulle à la récré, je me suis révélée plutôt bonne en « Français ». Chez les auteurs les plus vénérables, je dénichais des entorses aux bonnes manières. Ne réconciliaient-ils pas sérieux et amusement ? N’osaient-ils pas la provocation ? L’originalité ? Peu après Nicolas et Nicolette au bois charmant, j’ai découvert que Villon fuyait l’école. Que Montaigne parlait de « branloire », Corneille d’« amant » et Racine de « lambeaux pleins de sang et de membres affreux ». Pascal et La Fontaine nous voyaient en roseaux. Chez Rabelais on « pleurait comme une vache ». Hugo savait que « tout le grand ciel bleu » ne pouvait suffire à « emplir mon cœur ». Julien Sorel m’était plus fraternel que mes frères… J’ai passé des heures, couchée sur un coude, à peaufiner des rédactions et m’arrondir le dos. Écrire donnait de la réalité à mon irréalité. …Si j’ai été fiancée à dix-sept ans, mariée à vingt et un, et mère à vingt-deux, c’est que je l’ai voulu contre vents, marées et parents. Sensuelle et fleur bleue, je m’étais enflammée pour mon premier amant. Riches de notre amour, nous allions vivre les yeux dans les yeux, et partir ensemble à la conquête du soleil. 4-pastel-1987J’y perdis l’estime de ceux qui m’avaient crue butée, mais du moins logique et femme de tête. J’y ai gagné deux enfants qui, comme mes petits frères autrefois, mordirent sur ma liberté, m’enseignèrent, et m’attendrirent. Leur ai-je apporté quelque chose ? Je crains de les avoir surtout inquiétés. Je sais en revanche ce qu’ils m’ont donné : une façon plus légère de prendre les choses. L’habitude de jouer avec les mots et les images, d’assembler des objets, des laines, des tissus, des bouts de bois et toutes sortes d’objets en principe bons à rien. Sur les murs de notre appartement, mes dessins rencontrèrent les leurs. Sur mes papiers, leurs inventions défièrent les miennes. Car je continuais à écrire. Nulla dies sine linea, aucun jour sans une ligne. Mère de jeunes enfants, puis conceptrice-rédactrice publicitaire, et plus tard professeur de communication et de culture générale, je me suis pliée à cette loi. Je ne pouvais faire autrement. Ma vie, banale dans ses grandes lignes, débordait d’instants imprévus, d’émotions, de questions, de situations et de gens à écrire.
Le réel est plus riche que mon imagination.
Du jour où j’ai réalisé cela, je n’ai plus cessé de noter et d’accumuler. Quoi ? Tout et rien. Une conversation surprise dans le métro, une silhouette, un visage, une couleur irisée dans un caniveau, un rêve, une phrase qui m’arrivait comme par miracle, une indignation, le sentiment de flotter au-dessus du sol, ou ce souvenir de mistral à Marseille, au lendemain d’un bombardement. J’avais alors trois ou quatre ans et le vent soulevait les cailloutis du chemin pour en mitrailler mes cuisses nues sous ma robe… La vie m’apparaissait comme un fouillis d’histoires plus imbriquées les unes dans les autres que des baguettes de Mikado. J’en recevais à en déborder. Je ne savais m’en dépêtrer. Trop, il y en avait trop. Et de tout. Je succombais sous une dictée trop rapide et trop abondante. Tant pis, j’accumulais des bribes. Le travail viendrait plus tard. Je répète que la peinture est née en moi avec l’écriture, du même geste crispé sur une plume qui crachait et renâclait. Les signes d’écriture furent mes premiers dessins. Ils gesticulaient comme des corps vivants. Dans une écriture jouant à briser ses amarres, à coup de barbouillis, de ratures et de pâtés, j’entrevis ce que pouvait être la peinture. Mais on m’en détourna, non sans raison, au profit de pages appliquées aux lignes régulières. La peinture, on m’enseigna alors à la vénérer, ou à la brocarder. Autrement dit, à la regarder à distance. Comme on regarde des singes au zoo. Par-delà un fossé qui fausse tout. Touche avec les yeux, hein ! 8-pastel1988 Et puis tout changea… J’avais trente-quatre ans, je gagnais de l’argent, je venais de divorcer et ne revenais pas des dégâts que peut causer l’amour, quand on me découvrit atteinte d’une double cataracte. Une maladie de vieillarde, moi qui bourgeonnais encore d’un acné dit juvénile ! Or, au moment où je voyais les couleurs se faner, celui qui allait devenir mon second mari m’offrit un coffret de cent vingt pastels secs. Trois étages de couleurs ! Une boîte plus belle encore que celle de crayons Caran d’Ache que, jour après jour, sans m’en ouvrir à quiconque, j’avais léché des yeux à la devanture d’une papeterie, sur mon chemin d’écolière… Retour à l’acte d’humilité et à l’envie d’adorer. Je passe des mois sans oser toucher cette boîte. Un jour pourtant, devant un chat écaille de tortue dormant en boule sur un couvre-lit, l’audace me fait porter la main sur ces pastels. Un geste qui tient du vandalisme. Mes pastels s’abîment. Ils se cassent et s’effritent. Je me salis. Et alors… ? Accroupie devant une feuille de papier, dans un nuage de poudre colorée, je retrouve mon enfance et son porte-plume magique. Le temps s’efface. Des images le remplacent. C’est ainsi, mine de rien, que la peinture est entrée dans ma vie. En clandestine. Sous le manteau. Comme une passion frauduleuse. Comme une union back street. Après une longue période pastel, je me suis mise à l’acrylique sur toile. Mes premières toiles furent « de récupération », sauvées par mon père de la poubelle qui les attendait. Mes premières expositions s’appelèrent Ecritures… Signes… Paysages humains… Chants de la terre… La mort, l’amour… Plus tard, je m’enticherai de canettes écrasées, ramassées dans la rue. Cela donnera Les Écrasés. À suivre, j’espère. BNL nov. 2016